Le Théâtre de l’Odéon creuse le fascinant sillon Tchekhov depuis plusieurs saisons. Après Platonov, Ivanov et La Mouette, c’est au tour des 3 Soeurs d’être mis en scène pour un résultat rien de moins qu’enthousiasmant. La mise en scène de Simon Stone est éblouissante avec cette maison de campagne occupant toute la scène et tournant sur elle-même pour faire alterner les dialogues et les personnages. Le texte de 1901 est mis au gout du jour, faisant sonner tous les personnages comme des individus du XXIe siècle, pas plus sereins que ceux du début du XXe siècle et toujours prisonniers de leurs affres affectifs. Quant à la distribution, elle fait honneur à l’oeuvre de Tchekhov avec une galerie de comédiens tous plus convaincants les uns que les autres. La salle était remplie jusqu’au plafond pour applaudir une prestation grandiose destinée à faire date et à marquer la saison théâtrale 2017/2018!
Famille, je vous hais
Scindée en deux parties distinctes, la pièce voit d’abord arriver une famille bourgeoise dans une maison de campagne juchée près d’un lac bucolique. 4 enfants devenus adultes viennent passer un week end festif loin des tourments de la ville. Les fameuses 3 soeurs sont trois femmes très différentes les unes des autres, autant physiquement que psychologiquement. Accompagnées de leurs compagnons, elles cachent surtout des fêlures anciennes destinées à se rouvrir à l’occasion de la réunion familiale. Car les cocons que chacune a patiemment échafaudés vont se craqueler pendant ce fameux week end. Macha (volcanique Céline Salette) vit une union sereine avec Théodore (parfait Jean-Baptiste Anoumon) mais ne se satisfait pas d’une quiétude dénouée d’une passion qu’elle espère retrouver au contact d’Alexandre (surprenant Assaad Bouab). Irina (fragile Eloïse Mignon) hésite à quitter Nicolas (tragique Laurent Papot) pour construire une autre vie en accord avec ses aspirations. Olga (impétueuse Amira Casar) est la seule célibattante des trois, célibataire mais pas dénuée de sentiments. A leurs côtés, le frère Andréi (extravagant Eric Caravaca) aussi bouffon que tragique va involontairement orienter le destin de tous ses proches par son comportement inconséquent. Drogué et à demi alcoolique, il rêve de projets abracadabrantesques qui révèlent surtout sa versatilité pour les choses de la vie. Tous les comédiens figurent avec passion une famille dysfonctionnelle marquée par l’image du père tyrannique disparu. Les rires résonnent comme autant de cris de désespoir enfouis sous les cendres de la déréliction. Et la joie apparente de la première partie cache les drames à venir.
L’inévitable drame
La seconde partie de la pièce voit le frère Andréi entrainer toute la famille dans sa chute, achevant le drame tchekhovien. Et comme toutes les pièces écrites par Anton Tchekhov se ponctuent d’un coup de revolver final résonnant dans la nuit, le dénouement devient aussi irrémédiable que prévisible. Tous les rires excessifs et les déchirements précédents se clôturent dans le drame et la douleur, les 3 Soeurs ne fait pas exception. L’intrigue initialement située à l’orée du XXe siècle est adaptée selon les souhaits de l’auteur lui-même. Aux personnes lui demandant à quelle époque se situe l’action, Tchekhov répondait dans le présent, sans préciser s’il s’agissait du présent de l’auteur ou d’un présent universel. Le metteur en scène Simon Stone le prend en mot en actualisant le texte avec un vocabulaire très contemporain, cédant à la tentation de la vulgarité pour accentuer les caractères. S’il était à craindre que la pièce puisse pâtir de la perte du flegme tchekhovien, il n’en est heureusement rien. L’intensité est conservée et s’amalgame parfois d’un ton de farce aussi grotesque que tragique.
Une mise en scène éblouissante
Le rideau qui se lève fait s’enthousiasmer le public. Une maison entière occupe tout l’espace de la scène, avec ses nombreuses fenêtres la faisant ressembler à un bocal rempli de souris de laboratoires. Le plus surprenant tient surtout au mouvement perpétuel imprimé par la demeure, tournant de telle manière à faire apparaitre tous ses côtés et ses occupants. Les spectateurs n’ont pu qu’imaginer le travail préparatoire titanesque nécessaire pour fluidifier les interventions des comédiens parlant les uns après les autres en ne se voyant que rarement, réagissant uniquement à la voix. L’effet produit tient du miracle, l’audience ne sait plus où donner de la tête, scrutant tous les arpents de la maisonnée pour en saisir tous les détails et surtout toutes les péripéties. Les comédiens se fondent dans un décor qui aurait pu les écraser mais qui au contraire magnifie leur performance.
Un futur classique de l’Odéon
Toute pièce à l’Odéon possède ses inévitables passages obligés. Nudité frontale, déchirements sonores, décor majestueux, Les 3 Soeurs s’inscrit dans cette tradition théâtrale devenue une signature de la maison. Les 2h35 se suivent à la fois comme une tragédie grecque et un soap opéra télévisuel. La truculence distillée par Eric Caravaca ricoche sur la gravité intense de Céline Valette alors que les personnages secondaires abondent et densifient d’autant la pièce. Victor (glaçant Thibault Vinçon) interprète l’âme noire de la maison, comme un inspirateur du lâcher prise tragique. Herbert (picaresque Assane Timbo) apporte une touche sucrée à l’intrigue. Roman (insaisissable Frédéric Pierrot) est ce vieux docteur hanté par ses spectres personnels. Et Natacha (fielleuse Servane Ducorps) devient l’instrument du destin en précipitant la chute d’Andrei. La pléthorique galerie de personnages sied bien à l’Odéon, décuplant d’autant l’effet dramatique pour une pièce destinée à marquer les esprits. Les personnages semblent issus de la normalité la plus primitive et Tchekhov les plonge dans des troubles insondables qui bousculent chacun des spectateurs.
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