Le Théâtre de l’Odéon remonte Ivanov après la première session triomphale de début 2015. Le mois d’Octobre verra Micha Lescot et Marina Hands refouler les planches pour redonner vie aux personnages cabossés de Tchekhov. Le Théâtre de l’Odéon, c’est la promesse de scènes de groupe foisonnantes et chorégraphiées à l’extrême, d’interprétations incandescentes et d’émotions abyssales. Toute pièce de théâtre à l’Odéon est une expérience, cet Ivanov ne peut pas vous laisser indifférent, alternant entre entre rires et drame. Je lui avais décerné mon prix personnel de meilleure pièce de la saison théâtrale 2014/2015, je ne pouvais pas manquer de voir sa reprise pour confirmer mon crush initial. C’est chose faite et je manque de mots pour exprimer mon enthousiasme. Je vais essayer.
Tchekhov est un jeune médecin de 26 ans quand il rédige Ivanov en 10 jours en 1887. Sa postérité est encore un lointain mirage et lui-même broie du noir. Ivanov est une catharsis par laquelle l’auteur russe exorcise un irrémédiable mal être avec son oeuvre théâtrale. Le jeune héros passe l’intégralité de la pièce en état de dépression prolongée. Il s’ennuie, ses affaires vont mal, sa confusion psychologique devient psychosomatique, il a mal. Ses plaintes forment un long chapelet que ses proches égrènent avec agacement. Son regard se perd dans un gouffre lointain sans pensées ni réflexions, vide comme un coquillage échoué sur une plage. Dans sa plongée, ses proches l’accompagnent à leur corps défendant. Son épouse se perd dans une maladie incurable qu’Ivanov lui cache sans tendresse ni empathie. Micha Lescot traine sa longue carcasse dégingandée pour donner vie au personnage tragique de Tchekhov. Son regard inexpressif et ses postures contenues expriment toute la prostration du personnage. Après « Le retour » et « Tartuffe », Micha Lescot livre une nouvelle prestation qui fera date. Avant une éclosion publique au-delà des frontières du théâtre? Aperçu dans Saint-Laurent, son talent justifierait une meilleure visibilité!
Aux côtés d’un Ivanov croulant sous le poids de son spleen, les autres personnages caricaturent allègrement la société russe de la fin du XIXe siècle. De grands propriétaires terriens exploitent à sens unique leurs gigantesques ressources agraires, les femmes rêvent de mariages fastueux et de titres de noblesse, le désenchantement appelle alcool et lassitude. Sans le savoir, Tchekhov brosse le portrait d’une société russe pré-communiste à bout de souffle et sans lendemains. Aveuglés par l’épais brouillard de l’apathie engendrée par un confort trop douillet, ceux-là ne voient pas venir l’écoeurement de ceux qui veulent faire évoluer les choses. La société s’ennuie et il faudra le coup de fouet léniniste pour sortir le pays de sa léthargie. Ivanov, métaphore des temps anciens? A posteriori, l’analyse est tentante. Lassé de tout, enfermé en lui-même, il ressemble à un grand brasier dont il ne reste que des cendres. Faute de combustible, de fouet et de passion, il s’éteint tout au long des 3h20 de la pièce. L’éternel présent aboutit à un réservoir vide qu’une révolution permettra de remplir à nouveau.
La mise en scène de Luc Bondy est flamboyante. Une multitude de personnages s’animent du premier au dernier plan. 2 musiciens s’intègrent à la scénographie avec un violon et un accordéon pour rythmer les discussions et accompagner les sentiments. Un son crissant accompagne la tempête sous le crâne d’Ivanov, des musiques traditionnelles donnent le ton de la fête. Des intrigues s’intercalent entre les strates des névroses d’Ivanov. Au XXIe siècle, Ivanov serait taxé de bipolarité ou de névrose morbide. Mais pour une société aux tendances encore féodales, il est un lâche égoïste et repoussant. La pitié est perçue comme dangereuse, il faut châtier le malotrus. Mais Ivanov est séduisant et sa grandeur passée fait encore illusion. Le médecin a des faux airs de Trotsky, ce qui me semble loin d’être une coïncidence… lui seul le critique ouvertement et non dans son dos comme la décence bourgeoise l’exige…. jusqu’au drame final. Prévisible, attendu et tragique.
Dans une époque de changements comme la notre, cette pièce fait sens. Des gouvernants alanguis s’aveuglent dans leurs confortables cocons. Ce ne sont pas les peuples qui devraient craindre leurs gouvernants, mais les gouvernants qui devraient craindre leur peuple. Pièce éminemment politique, l’amour n’apparait que comme une illusion typiquement féminine dont le héros s’accommode sans pouvoir y trouver le bonheur. Marina Hands est hypnotisante en femme bafouée et délaissée, ses cris remuent les tripes et les sens. Sacha tente de recoller les bouts éparpillés d’Ivanov mais ses belles intentions se brisent contre la résolution d’Ivanov, comme un Iceberg sur un brise glace. Ivanov doit s’éteindre complètement pour faire débuter une nouvelle ère. C’est le sens de l’histoire, de la pièce et de cette histoire triste à mourir.
Conclusion, pour un moment théâtral jouissif et profond, courez voir cet Ivanov renversant; Micha Lescot confirme son immense talent. Il vous accueillera sur scène, assis sur une chaise, grattant le décor de ses ongles. Comme pour vous prévenir qu’il est à bout. Venez assister au spectacle d’une déchéance programmée et bouleversante.